CRIMEAN FACTS

Les Tatars s'installent après le XIIIe siècle; ils font allégeance à l'Empire ottoman, qui leur accorde un statut d'autonomie. Le tatar de Crimée demeure la langue officielle de la région jusqu'à son remplacement par le turc ottoman. Les Tatars s’intégrent complètement à l’Empire ottoman à partir du XVIe siècle et deviennent tous des turcophones musulmans. Les plus vieux textes en tatar de Crimée datent du XIIIe siècle; ils étaient écrits avec l'alphabet arabe. Bref, la Crimée est alors peuplée par des Grecs, des Tatars et des Turcs ottomans.

1475 : Les Tatars organisent un khanat indépendant, après les invasions mongoles, tout en reconnaissant la suzeraineté ottomane.

La domination russe : L'influence russe commence au XVIIIe siècle pour se terminer, en principe, avec l'intégration de la Crimée à l'Ukraine en 1954, puis reprise avec l'annexion de la péninsule par la Russie en 2014.

La Crimée russo-tsariste : La Crimée est annexée par la Russie de Catherine II (1729-1796) en 1783. La même année, Catherine II fonde le port de Sébastopol et inaugure une politique de peuplement par des chrétiens (grands-russiens et petits-russiens), donc des Russes et des Ukrainiens, mais aussi des Allemands, des Moldaves, des Arméniens et des Grecs. Afin de russifier la Crimée, Catherine II démobilise les soldats qui acceptent de s'y installer; ils peuvent faire venir leur femme. Finalement, la démographie change du tout au tout: 13% de Tatares, 17% de divers peuples, 28% de Russes et 42% d'Ukrainiens. Une fois devenus minoritaires, les Tatars de Crimée sont aussitôt persécutés, chassés vers l'Empire ottoman, déportés vers la Russie centrale ou la Sibérie, sinon massacrés par suite de révoltes. Entre-temps, le feld-maréchal Grigori Aleksandrovitch Potemkine (1739-1791) y aménage la puissante forteresse et base navale de Sébastopol.

De 1853 à 1856, la Crimée est le théâtre d'une guerre meurtrière de trois ans (guerre de Crimée) entre la Russie et une coalition comprenant l'Empire ottoman, le Royaume-Uni, la France de Napoléon III et le royaume de Sardaigne. La défaite de la Russie n'empêche pas celle-ci de garder le contrôle de la Crimée.

La Crimée soviétique : Après la révolution russe d'Octobre 1917, la Crimée est érigée en république autonome (1921) sous le nom de République socialiste soviétique autonome de Crimée, et ce, dans le but explicite de réparer les mauvais traitements que les Tatars ont subis pendant la période tsariste. Bien que les Tatars soient minoritaires (25 %), ils occupent un rôle politique prépondérant au sein de la république autonome. Grâce à leur intégration dans la vie politique, ils croient pouvoir «tatariser» au moins partiellement les institutions soviétiques criméennes et faire adopter le tatar comme langue de gouvernement, à l’égal du russe. À partir de cette époque, les Tatars de Crimée passent de l’alphabet arabe à l'alphabet latin (jusqu'en 1938), à l’instar de la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1924, a délaissé l’alphabet arabe pour l’alphabet latin.

Les persécutions : Entre 1928 et 1939, près de 35 000 à 40 000 Tatars sont  emprisonnés ou déportés. La classe intellectuelle est complètement exterminée. L'étude et l’enseignement de la langue et de la littérature tatares sont  systématiquement interdits, de même que les publications et la presse en tatar. Tous les mots d'origine persane, turque ou arabe sont remplacés par des termes russes, tandis que l’alphabet cyrillique est imposé par Staline en lieu et place de l’alphabet latin.

La Crimée stalinienne : La Crimée est reconquise par les Soviétiques en 1944, tandis que les Tatars, au nombre de quelque 200 000 à l’époque, sont accusés collectivement de collaboration avec les nazis. Le 11 mai 1944, le Comité de défense de l’État, dirigé par Joseph Staline, émet le décret n° 5859 qui ordonne, pour le 1er juin suivant, le bannissement de tous les Tatars du territoire de la Crimée: Tous les Tatars doivent être expulsés du territoire de la Crimée et installés à titre de colons spéciaux dans les régions de la République socialiste soviétique d'Ouzbékistan. En réalité, Staline déporte 90 % de la population tatare «de manière permanente» en tant que «colons spéciaux» dans la République socialiste soviétique de l'Ouzbékistan. Les Tatars sont transportés dans des wagons à bestiaux insalubres, sans équipement sanitaire, avec les portes verrouillées de l’extérieur; le coût du transport doit être le même que celui des prisonniers et des forçats. Durant les deux premières années, 46 % des déportés succombent à la malnutrition et à la maladie ou meurent dans les camps de concentration de Sverdlovsk. La vie en exil de ces «colons spéciaux» se révèle très difficile, car le but des autorités soviétiques est la complète russification de la nation tatare. En tant que «peuple puni», les Tatars de Crimée vivent sous haute surveillance militaire; ils n’ont pas le droit, sous peine de mort, de s’éloigner de plus de cinq kilomètres de leur lieu d’habitation. Évidemment, leur langue est interdite dans les écoles, la littérature et la recherche. En 1946, la République autonome de Crimée est abolie et la Crimée est repeuplée par des Russes; tous les toponymes tatars sont remplacés par des noms russes. Juridiquement parlant, les Tatars déportés cessent d’exister. On les oublie, mais les décennies de répression et d’assimilation forcée n’ont pas détruit l’identité nationale des Tatars de Crimée.

Le transfert de la Crimée à l’Ukraine : Après la mort de Staline (1953), le nouveau président de l’URSS, Nikita Khroutchev dénonce la politique «injustifiée» de déportation appliquée par son prédécesseur (Staline). Les Tatars, comme les autres peuples déportés (Polonais, Lituaniens, Allemands, etc.), retrouvent quelques-uns de leurs droits, mais ne sont pas autorisés à rentrer dans leur pays. En 1954, la Crimée, qui a été à moitié détruite par la guerre, est cédée par Nikita Khrouchtchev à l'Ukraine par simple décret, dans l'indifférence générale.

La Crimée ukraino-soviétique : Six mois après l'entrée de la Crimée dans l'Ukraine soviétique, la question de l'introduction progressive de la langue ukrainienne se pose. Le comité régional local propose d'introduire la langue et la littérature ukrainiennes uniquement à l'occasion de la nouvelle année scolaire (1955-1956). Mais la langue russe continue d'être massivement enseignée dans toute la Crimée. Lorsque l'adhésion de la Crimée à l'Ukraine devient effective, la péninsule voit augmenter légèrement la part de la population de langue ukrainienne, surtout dans les zones rurales. Toutefois, cet afflux d'Ukrainiens n’exerce aucune influence dans l'expansion de la langue ukrainienne. Selon les sources soviétiques, il n'existe en Crimée aucune école de langue ukrainienne dans de nombreuses régions et presque toutes les écoles des grandes villes demeurent russophones. La langue ukrainienne dans la péninsule à l'époque soviétique ne se développe guère. On ne compte dans les années 1960 que 250 000 Ukrainiens en Crimée. Tous les autres résidents sont des Russes ou des minorités russifiées. En Crimée, il n'y a jamais eu de tentatives sérieuses d'ukrainisation. Les endroits clés de la péninsule, tels que Sébastopol, restent aux mains de l'URSS. La venue de touristes en provenance de Moscou,qui augmente progressivement à partir des années 1950, renforce la composante russe. Les Ukrainiens, souvent à tendance nationaliste, critiquent cette situation dans la région, mais ils ne peuvent s'y opposer véritablement. Le 5 septembre 1967, le Décret du présidium du Soviet suprême de l'URSS portant sur les citoyens de nationalité tatare autrefois résidant en Crimée innocente les Tatars, parce que les accusations passées se sont révélées «sans fondement». Toutefois, aucune mesure n'est prise en vue de faciliter leur retour en Crimée, ni pour les indemniser pour les pertes de vie ou de biens. En 1987, les Tatars manifestent à Moscou pour réclamer leur droit de retourner dans leur pays, mais jusqu'aux derniers jours de l'URSS (1988-1989) ils ne sont pas autorisés à rentrer en Crimée. 

La libéralisation : À la faveur de la perestroïka, les minorités déportées de l’URSS acquièrent une marge de manœuvre dont elles tirent rapidement parti; les sentiments nationaux identitaires refont surface, ce qui suscite le désir chez ces minorités de retourner sur les terres de leurs ancêtres. Vers le milieu de l’année 1990, environ 90 000 Tatars de Crimée sont déjà retournés de leur propre initiative dans leur patrie d’origine; à l’automne de 1991, leur nombre atteint les 150 000. En avril 1991, le Soviet suprême de l'URSS déclare «illégales et criminelles» toutes les lois concernant les déportations. Les peuples déportés sont enfin réhabilités, mais sans indemnisation.

La Crimée ukrainienne : L'effondrement de l'URSS en 1991 libère l'Ukraine de la tutelle soviétique. Dès le mois de décembre de la même année, il y a un référendum sur l'indépendance en Ukraine. Quelque 54% des électeurs de Crimée se prononcent en faveur de l'indépendance, le plus faible pourcentage dans l'ensemble du pays. Un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se forme en Crimée qui proclame elle-même son indépendance (sous réserve d’un référendum), mais cette disposition est finalement abrogée en 1992.

La république autonome : Afin de tenir compte de la faible majorité de 54 %, la Crimée obtient de l'Ukraine un statut particulier de «république autonome», avec son propre parlement et son propre gouvernement. Mais du côté de la Russie, plusieurs citoyens importants, dont Gorbatchev et Alexandre Soljenitsyne , appellent au rattachement de la Crimée à la Russie. Signalons que si le Parlement régional de la Crimée n'obtient pas le pouvoir d'adopter ses propres lois, il peut établir son propre budget et sa propre constitution au sein de l'Ukraine. De plus, la ville de Sébastopol bénéficie d'un statut spécial de «ville autonome», mais son maire n'est pas élu; il est désigné par les autorités de Kiev. Tout compte fait, en 1991, les russophones ukrainiens de Crimée ont bel et bien accepté, à la majorité, de demeurer en Ukraine plutôt que de faire partie de la Russie. Qu'ils aient, depuis, changé d’avis, c'est leur droit, mais ils n'ont jamais demandé l'avis des Ukrainiens ukrainophones et encore moins celui des Tatars. Au moment de l'intégration de la Crimée à l'Ukraine, l'apprentissage de l'ukrainien est devenu obligatoire (comme langue première ou comme langue seconde), y compris pour les russophones qui peuvent néanmoins continuer à bénéficier de leurs propres écoles. En janvier 1994, les premières élections à la présidence de la Crimée ont lieu. La plupart des candidats (cinq sur six) à la présidence soutiennent publiquement le rattachement de la Crimée à la Russie, dont le gagnant, Iouri Mechkov, un ancien garde-frontière soviétique et procureur juridique. Celui-ci promet un référendum sur l’indépendance de la Crimée, qui est finalement remplacé par un «sondage» au cours duquel plus de 70 % des électeurs de Crimée — tous des Russes — votent en faveur d'une plus grande indépendance vis-à-vis de l'Ukraine et pour le droit à la double nationalité russe et ukrainienne. Le 5 décembre 1994, l'Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni signent le Memorandum de Budapest. Par ce Memorandum :  La Fédération de Russie réaffirme son engagement envers l’Ukraine, conformément aux principes énoncés dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, de respecter son indépendance et sa souveraineté ainsi que ses frontières existantes.  La Fédération de Russie réaffirme son obligation de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’Ukraine  et qu’aucune de ses armes ne soit utilisée contre l’Ukraine, si ce n’est en légitime défense ou d’une autre manière conforme aux dispositions de la Charte des Nations Unies.  La Fédération de Russie réaffirme, conformément aux principes énoncés dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, son engagement envers l’Ukraine de ne pas recourir à la coercition économique afin de subordonner à son propre intérêt l’exercice par l’Ukraine des droits inhérents à sa souveraineté et d’en tirer un avantage quelconque. La Fédération de Russie réaffirme son engagement de demander au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies d’intervenir immédiatement pour venir en aide à l’Ukraine, en tant qu’Etat non doté d’armes nucléaires partie au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, si celles-ci font l’objet d’une agression ou d’une menace d’agression faisant appel à l’arme nucléaire. La Fédération de Russie réaffirme, en ce qui concerne l’Ukraine, son  engagement de ne pas utiliser d’armes nucléaires contre un État non doté d’armes nucléaires partie au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, sauf en cas d’attaque dirigée à son encontre, ses territoires ou des territoires dépendants, ses forces armées ou ses alliés par un tel État, associé ou allié à un État doté d’armes nucléaires.

Le retour des Tatars en Crimée : Environ 90 % des Tatars de Crimée sont déportés en 1944 par Joseph Staline, ce qui correspond à un «nettoyage» ethnique. Depuis 1989, les Tatars reviennent progressivement dans la péninsule, devenue une région autonome de l'Ukraine, dans laquelle les Russes ont remplacé les Tatars. Au cours des dix années qui suivent la dissolution de l’URSS (1991), environ 300 000 Tatars de Crimée, parmi une population totale estimée à 400 000 ou 550 000, rentrent dans leur pays d’origine dans des conditions matérielles difficiles, après avoir perdu tous leurs biens en Russie, en Ouzbékistan, au Tadjikistan ou au Kazakhstan. Leurs problèmes ne sont pas réglés pour autant, car étant très minoritaires — seulement 10 % — ils doivent se battre non seulement pour faire reconnaître leurs droits politiques, économiques et culturels, mais aussi pour assurer leur survie matérielle. En prenant la décision de rentrer en Crimée, de nombreux Tatars sont remplis d'espoirs irréalistes alimentés par certains de leurs dirigeants politiques. Les membres de cette communauté doivent alors souffrir de ghettoïsation, surtout de la part des Russes, car la plupart des rapatriés vivent dans des établissements concentrés à la périphérie des villes, ce qui ajoute à leur isolement. Les problèmes qu'affrontent les Tatars sont multiples: ils portent d’abord sur la question de la citoyenneté (sans citoyenneté, pas d’emploi, pas d’instruction, pas de soins, etc.), puis de l'emploi (un taux de 60 % de chômage), du logement (généralement des abris de fortune), de la sécurité sociale (soins de santé prohibitifs), de l’éducation, ainsi que de la protection culturelle et linguistique. La pleine restauration de l'identité nationale des Tatars de Crimée exige par ailleurs la disparition de tous les vestiges de xénophobie et de discrimination auxquels ils se sont heurtés dans le passé. Or, ils doivent encore subir la discrimination et l’hostilité des Russes qui les associent toujours, après un demi-siècle, à la collaboration nazie. En somme, quand la population russophone ne fait pas preuve d’une insupportable xénophobie à l'égard de ces musulmans, elle se contente de les ignorer et de les parquer dans des «réserves», sans eau courante ni électricité. Les Ukrainiens semblent plus tolérants envers les Tatars, car leur attitude plus souple leur permette de réduire la force politique des Russes de Crimée. La plupart des responsables tatars présument que la quasi-totalité de ceux qui vivent encore en Asie centrale (Ouzbékistan) et en Russie — environ 250 000 personnes — retourneront  un jour en Crimée. À ces rapatriés pourraient s'ajouter les Grecs, les Bulgares et les Allemands qui  avaient des attaches en Crimée; ils sont estimés par les Ukrainiens à quelque 50 000 personnes. Selon un programme autorisant le retour de 50 000 personnes par année, on pouvait s’attendre à quelques années de migration. En fait, il y a davantage de russophones qui immigrent en Crimée que de tatarophones. Avec l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, on pouvait prévoir que beaucoup de Russes allaient s'installer en Crimée, mais que de nombreux Tatars allaient quitter la péninsule pour l'Ukraine. 

La crise ukrainienne de 2013-2014 : Dans les faits, l'adoption de la «loi russe» accorde au russe un statut de «langue régionale» dans 13 des 27 régions administratives de l'Ukraine, notamment dans les régions d’Odessa, de Donetsk, de Dnipropetrovsk, de Kharkiv, etc., y compris à Kiev et dans la région de Sébastopol en Crimée, où la Russie possède, rappelons-le, une importante base militaire. Après la destitution du président Viktor Ianoukovitch par le Parlement de Kiev, le 22 février 2014, la Crimée à partir du 25 février est le théâtre de nombreuses manifestations entre prorévolutionnaires et prorusses. Le Parlement local, ainsi que les aéroports de Sébastopol et de Simferopol sont aussitôt occupés par des hommes armés qui se revendiquent comme groupes d'autodéfense de la population russophone. Un gouvernement prorusse, non reconnu, est installé en Crimée. Entre-temps, le président russe, Vladimir Poutine, affirme que l'intervention russe en Crimée est nécessaire à des fins humanitaires — comprenons par là qu'il faut  protéger les russophones —, alors que l'Ukraine et d'autres pays soutiennent  pour leur part, que cette intervention constitue une violation de la souveraineté de l'Ukraine. Le 23 février 2014, le Parlement ukrainien, alors à majorité pro-Ukraine, abroge la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’Etat (2012), laquelle prévoyait l'extension de l'emploi des langues des minorités nationales, y compris le russe. La seule langue officielle est désormais l'ukrainien, ce qui va  provoquer la colère de tous les russophones du pays. Les planificateurs de la nouvelle législation sur la langue ukrainienne envisagent même d'abandonner l'alphabet cyrillique.

Le référendum du 16 mars 2014 : En dix jours seulement, le Parlement de Crimée vote l'organisation d'un référendum pour le rattachement de l'ensemble de la péninsule, dont Sébastopol, à la Russie, référendum qui se tient le 16 mars 2014. Auparavant, soit le 11 mars, le Parlement criméen proclame l'indépendance de la péninsule par rapport à l'Ukraine. Malgré ces événements, le gouvernement ukrainien n'envoie pas de troupes en Crimée, officiellement par crainte de dégarnir les frontières orientales de l'Ukraine, alors que la Russie déploie en Crimée plus de 30 000 soldats lourdement armés. Peu importe ce qu'alléguent les autorités ukrainiennes, elles ne peuvent guère opposer une réelle résistance aux troupes russes. Au référendum de Crimée, la question posée le 16 mars est la suivante, à la fois en russe, en ukrainien et en tatar : Cochez la case correspondant à la variante pour laquelle vous votez : 1. Êtes-vous favorable à la réunification de la Crimée avec la Russie dans les droits de la fédération de Russie ? 2. Êtes-vous favorable au rétablissement de la Constitution de la république de Crimée de 1992 et pour le statut de la Crimée dans le cadre de l'Ukraine ?

Le bulletin de vote se présente avec des cases à cocher, mais si les deux cases sont cochées, le bulletin doit être considéré comme nul. Selon l'interprétation des membres du Parlement de Crimée, Sébastopol est aussi comprise dans le référendum. Les organisateurs de la consultation font imprimer 2,7 millions de bulletins de vote, alors que la population compte à peine 1,9 million d'individus, incluant les enfants. Près d'un million de votes peuvent donc être utilisés par des électeurs de l’extérieur de la Crimée.

Un référendum truqué : En réalité, le référendum est truqué, car il ne vise que les russophones de Crimée, alors qu'il aurait fallu demander à tous les Ukrainiens, russophones comme ukrainophones et tatarophones, s'ils voulaient que la Crimée reste ukrainienne ou non. Tous les Ukrainiens et pas seulement une partie d'eux-mêmes auraient dû disposer de la Crimée, surtout pas Vladimir Poutine et ses agents sur place. En somme, on a demandé aux seuls indépendantistes pro-russes de se prononcer sur le sort de la Crimée. En outre, les options soumises aux électeurs ne prévoient pas le maintien éventuel du statu quo, résultat d’un important engagement international antérieur. Elles ne donnent le choix qu’entre un «rattachement» (pour éviter le mot «annexion») de la péninsule de Crimée à la Russie et le retour à la Constitution de 1992, garantissant une plus grande autonomie au sein de l’Ukraine. Aucun média ukrainien n’est autorisé au sein de la République autonome ; les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sont systématiquement stoppés à l’entrée du territoire, et les journalistes sont victimes de nombreuses tentatives d’intimidation.

Un résultat à la soviétique : L'issue du référendum qui s'est déroulé sur fond de crise et sous occupation militaire ne fait aucun doute. Les troupes russes et les milices pro-russes sont restées déployées sur le terrain, bien visiblement. Les pays occidentaux, comprenant les États de l'Union européenne et les États-Unis, considèrent que ce référendum est  illégal et revient à une annexion pure et simple par Moscou. Le drapeau russe flotte déjà sur l'édifice du parlement de la Crimée le jour du référendum. Dans les villes, d’immenses panneaux référendaires vantent l’unique option pro-Moscou. Par conséquent, rien pour les pro-Kiev puisque ce n'est pas une option. La publicité russe laisse entendre que les Criméens ont le choix entre la croix gammée du nazisme et le drapeau russe! Autrement dit, ils n'ont par vraiment le choix. Au soir du 16 mars 2014, dès la fermeture des bureaux de vote, des milliers de personnes descendent dans les rues de Simferopol et de Sébastopol en agitant des drapeaux russes pour fêter la victoire des pro-russes. Quelques heures plus tard, on apprend que 96,6% des électeurs ont choisi de se rattacher à la Russie et de couper les liens avec l'Ukraine, avec un taux «officiel» de participation de 80 %. Ce résultat à la soviétique n'est guère surprenant, sauf sur le plan logique. En effet, comment 58,5% de Russes peuvent -ils avoir le dessus sur les 24,4% d'Ukrainiens et les 12,1% de Tatars ? La majorité russophone de 58 % n’est pas suffisante pour justifier les 96,6 % de OUI. Il n'est pas possible que les Ukrainiens et les Tatars aient voté à 95 % pour leur rattachement à la Russie, alors qu'ils sont restés profondément attachés à l'Ukraine, y compris les Tatars. Même si les opposants au rattachement à la Russie avaient tous boycotté le référendum, le résultat n'aurait pu être aussi élevé. Bref, un tel vote unanime, dont seule l'Union soviétique avait le secret, demeure pour le moins mystérieux! Le Parlement criméen déclare que tous les avoirs de l'État ukrainien en Crimée deviennent la propriété de la république de Crimée. Les parlementaires demandent aussi à l'ONU et aux autres nations de reconnaître leur indépendance et adoptent le rouble russe comme monnaie nationale. Immédiatement, des réformes sont menées sur la monnaie, les taxes, l'enregistrement des personnes morales, les services publics et militaires, l'éducation et bien d'autres sujets. Bien entendu, des transformations aussi importantes engendrent des coûts et des engagements financiers importants. Ainsi, dès le 1er avril, à peine trois semaines après le référendum du 16 mars 2014 qui a approuvé le rattachement ou l'annexion de la Crimée à la Russie, la péninsule adopte le rouble (russe) comme monnaie officielle. Le rouble est entré officiellement en circulation en Crimée le 24 mars à la grande surprise des banques et des commerces locaux qui continuent de fonctionner avec la hryvnia, la monnaie ukrainienne. Il est vrai que les roubles étaient déjà acceptés, mais la monnaie était toujours rendue en hryvnia. Le paiement des salaires et des retraites des fonctionnaires en monnaie nationale russe débute immédiatement grâce aux 300 millions de roubles (6 millions d’euros) versés par Moscou.

L'impuissance de Kiev : À Kiev, les autorités jurent qu'elles ne céderont pas la Crimée. Mais comment l'Ukraine pourrait-elle s'opposer aux imposantes forces militaires russes, en sachant que les Occidentaux ne bougent pas le petit doigt ? Comme il fallait s'y attendre, les États-Unis, comme la plupart des pays européens, annoncent qu'ils ne reconnaîssent pas les résultats d’un référendum qu'ils considèrent comme illégal et illégitime, non seulement au regard du droit international, mais également du droit national ukrainien. Néanmoins, le référendum truqué consacre une diplomatie «par la force», qui écorche sûrement l'ordre international établi après la Seconde Guerre mondiale et risque de provoquer une situation de blocage diplomatique importante dans un avenir proche, surtout entre les États-Unis et la Russie. Puis, le 18 mars 2014, le président russe, Vladimir Poutine, signa le décret rattachant la Crimée à la Russie. L'Union européenne craint que cette expansion russe en Crimée puisse s'étendre en Moldavie où les Russes de Transnistrie pourraient organiser, eux aussi, un référendum pour se rattacher à la Russie, ce qui contribuerait à redessiner la carte de l'Europe. Mais pour ce qui est de la Crimée, la crise est terminée avec son annexion par la Russie, sans possibilité de marche arrière. Malgré les protestations des Occidentaux et les actes de «punition» à l'égard de la Russie, la réalité ne changera pas, car il est difficile de sanctionner une grande puissance. Le président Poutine le savait pertinemment. 

La Crimée russe de 2014 : Dans les faits, le fragile gouvernement ukrainien doit accepter l'annexion de la Crimée. Officiellement, dans son discours du 18 mars 2014, le président russe déclare que le rattachement avait pour but de réparer une «injustice historique scandaleuse» : la décision de transférer ce territoire «historiquement russe» à l’Ukraine en 1954 aurait été «prise en violation flagrante des normes constitutionnelles qui étaient en vigueur à l’époque». Le président de la Russie a annexé la Crimée, parce qu'il craignait que le rapport de force avec les pays dits «occidentaux» ne soit pas en sa faveur à plus long terme. Puis il s'est hâté de «sécuriser le territoire». Pour la Russie, la Crimée présente un intérêt stratégique, car sa situation au plan militaire lui permet de jouer un rôle majeur en mer Noire. En annexant cette partie de l’Ukraine, la Russie n’est plus contrainte de payer au gouvernement ukrainien la location de la base de Sébastopol, ce qui entraîne des économies substantielles. Rappelons que la Russie n’était que locataire des sites où était stationnée sa marine sur le littoral de Crimée. Elle dispose désormais de l’intégralité de la base navale de Sébastopol et de l’ensemble des autres ports et infrastructures militaires terrestres et maritimes de la péninsule, dont Evpatoria, Yalta, Féodossia et Kertch. L'annexion de la Crimée à la Russie devrait aussi permettre à Moscou de mettre la main sur les réserves de pétrole et de gaz du plateau continental de la mer Noire et de la mer d’Azov.

La défense des russophones : D'après le président Poutine, la Russie se devait de défendre les populations russes et russophones (pensons aux Ukrainiens et aux Tatars russophones) là où elles étaient menacées de répression. Selon lui, l’appel à l’aide des habitants de la péninsule ne pouvait rester sans réponse : «Nous ne pouvions pas abandonner la Crimée et ses habitants en détresse. Cela aurait été une trahison de notre part.» Ces arguments ne peuvent, à eux seuls, permettre de comprendre les raisons du coup de force en Crimée. Le 18 mars 2014, le président russe Vladimir Poutine, prononça à Moscou un discours sur l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, dont voici un extrait : La Crimée est un mélange unique de cultures et de traditions de différents peuples. Et par cela, elle ressemble beaucoup à la Grande Russie, où depuis des siècles, aucun groupe ethnique n'est disparu. Les Russes et les Ukrainiens, les Tatars de Crimée et les représentants des autres peuples ont vécu et ont travaillé côte à côte en Crimée, en préservant leur propre identité, leurs traditions, leur langue et leur foi. Notons que, sur les 2,2 millions d'habitants de la péninsule de Crimée, il y a aujourd'hui près de 1,5 million de Russes, 350 000 d'Ukrainiens, qui considèrent essentiellement le russe comme leur langue maternelle, et environ 290 000 à 300 000 Tatars de Crimée qui, comme le montre le référendum, sont aussi favorables à un rapprochement avec la Russie. Certes, il fut un temps où une injustice sauvage s'est manifestée à l'égard des Tatars de Crimée, ainsi qu'à un certains nombre d'autres peuples de l'URSS. Je dirai une seule chose: plusieurs millions de personnes de nationalités différentes et, bien sûr, le peuple russe, tout d’abord, ont aussi souffert de répressions. Les Tatars de Crimée sont retournés sur leurs terres. Je pense que toutes les décisions politiques et législatives nécessaires devraient être prises pour mener à bien le processus de réhabilitation du peuple tatar de Crimée, pour le restaurer dans ses droits et de rétablir pleinement sa réputation. Nous respectons énormément les représentants de tous les groupes ethniques vivant en Crimée. C'est leur foyer commun, leur patrie, et il serait juste — je sais que les Criméens y sont favorables — qu'il y ait trois langues officielles égales: le russe, l'ukrainien et le tatar de Crimée. Ces paroles devaient indiquer l'orientation de la politique linguistique de la république de Crimée en tant qu'État légal et démocratique, du moins en principe, au sein de la fédération de Russie. Les relations entre la république de Crimée et la fédération de Russie sont dorénavant régies par un accord. Néanmoins, étant donné le culte du suprématisme russe depuis le XVIIe siècle, il est fort à parier que l'ukrainien et le tatar seront relégués à un rôle résolument secondaire, voire marginal au sein de la Crimée russe.

La question tatare : Au lendemain de l’annexion de la Crimée, les autorités russes, ainsi que les dirigeants russophones de la péninsule, ont dans un premier temps cherché à obtenir le soutien des leaders et des membres de la communauté tatare. C’est dans ce but que Vladimir Poutine a affirmé, dans son discours du 18 mars, que la Russie prendrait toutes les décisions politiques et législatives nécessaires pour assurer le respect des droits des Tatars de Crimée. C’est également à cette fin que la langue tatare a été élevée au rang de langue officielle dans la nouvelle Constitution de la péninsule et que le président Poutine a signé, le 21 avril 2014, un décret sur la réhabilitation des Tatars de Crimée à la suite des répressions que ce peuple a subies durant la période stalinienne. Toutefois, les actes et les discours officiels de la Russie n’ont pas suffi à convaincre les Tatars de Crimée. Certes, les membres du Parti Milli Firka – créé en 2006 en opposition à la politique des principaux leaders tatars, Moustafa Djemilev et Refat Tchoubarov) – ont décidé de coopérer avec les autorités de Moscou et de Simféropol. Néanmoins, la majeure partie des membres de la minorité tatare sont demeurés farouchement opposés à l'annexion de la péninsule criméenne par la Russie. Moscou et Simféropol ont rapidement changé de politique et d’attitude d'ouverture pour laisser place à la répression désormais implacable. En mai 2014, les autorités ont accusé certains dirigeants tatars d’avoir tenu des propos «extrémistes» et leur ont interdit l'accès en Crimée pour une période de cinq ans. De plus, Simféropol a décidé d’interdire toutes les manifestations et tous les autres rassemblements de masse pendant un mois, ce qui a eu pour effet d'empêcher la minorité tatare d’organiser les cérémonies de commémoration du 70e anniversaire de la déportation de leurs ancêtres. En septembre, les autorités ont accentué les pressions en fermant des bibliothèques, en interdisant certains ouvrages anti-russes et en perquisitionnant les appartements et les maisons de nombreux représentants tatars, ainsi que le siège du Mejlis (Assemblée des Tatars de Crimée) à Simféropol. Les propos tenus le 22 septembre 2014 par le gouverneur de Crimée, Sergueï Aksionov, laissent croire que les répressions ne diminueront pas dans un proche avenir : Toutes les actions qui viseront la non-reconnaissance de l'annexion de la Crimée à la Russie, la non-reconnaissance des dirigeants du pays, seront poursuivies en justice, et la réaction sera très dure. Toute personne agressant quelqu'un pour des motifs ethniques, sera d'une manière ou d'une autre soit expulsée de la Crimée soit l'objet de poursuites judiciaires. Mais personne ne le fera impunément. Évidemment, les agresseurs dont il est question sont des Tatars, non des Russes. Selon les rapports du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ainsi que ceux d’Amnistie internationale ou de Human Rights Watch, le harcèlement et les mesures d’intimidation ne concernent pas uniquement les responsables politiques tatars, mais également l’ensemble des membres de la communauté. Bref, tous les Tatars sont victimes de persécutions, de quoi regretter l'annexion de la péninsule à la Russie. C’est ce que pense l’ancien président ukrainien Leonid Kravtchouk (1990-1994) qui est convaincu que la Crimée va demander un jour d'être réintégrée à l’Ukraine. De son côté, le président Petro Porochenko (2014-2019) affirmait ne pouvoir se résigner à l’amputation d’une partie du territoire national. En fait, la campagne de persécution des Tatars de Crimée s’inscrit dans la manie russe de rechercher des ennemis internes et externes, de lutter contre tous les non-Russes, ce qui s'applique à tout ce qui est ukrainien. Or, les Tatars de Crimée, comme on le sait, adhèrent aux positions pro-ukrainiennes. Ils considèrent la Crimée comme un territoire ukrainien et ont boycotté les «élections» illégitimes au prétendu Conseil d'État de la république de Crimée. Par ailleurs, la fédération de Russie et les autorités criméennes construisent systématiquement une image très précise du monde dans lequel les Tatars et les non-russophones sont des «ennemis des Russes» (vragi Rossiyan) qu'il convient de protéger. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les Tatars, face à une population russophone qui se sent renforcée par la présence militaire russe, refusent l'annexion de la Crimée à la Russie; ils craignent pour leur sécurité et redoutent un nouvel exode. L’angoisse permanente vécue par les Tatars a poussé un grand nombre d’entre eux à fuir la Crimée vers l’ouest de l’Ukraine ou pour l’étranger. Près de 2000 d’entre eux se sont réfugiés à Lviv, une ville à proximité de la frontière ukrainienne; il sont hébergés dans des hôtels ou par des familles ukrainiennes. Nombreux sont aussi ceux qui demandent l’asile politique en Pologne. L’emprisonnement et les tortures perpétrés sur des membres de la communauté tatare ne font rien pour rassurer cette population. Pendant que la Russie s'est donné pour tâche de pourchasser les ennemis des Russes, elle se détourne des vrais problèmes urgents comme l'accès à la nourriture et à l'électricité pour l'ensemble des habitants de la Crimée. Si l'on en croit une enquête menée  en septembre 2014, quelque 55% des personnes interrogées estimeraient que les autorités devaient prendre toutes les mesures nécessaires pour que la Crimée fasse de nouveau partie de l’Ukraine.

L'intégration de la Crimée dans la fédération de Russie : Depuis le mois de mars 2014, la fédération de Russie a commencé à «intégrer» activement la Crimée, tant au pointe de vue juridique, social, économique, démographique que physique.

La minorisation des minorités : Les autorités russes, comme elles l'ont toujours fait, cherchent à remplacer la population ukrainienne et tatare par des Russes de la fédération de Russie. Au cours des dernières années, des centaines de milliers de Russes se sont installés dans la péninsule et des dizaines de milliers de Tatars de Crimée ont été forcés de partir. Entre 50 000 à 60 000 personnes ont quitté la Crimée et la moitié d'entre elles sont des Tatars de Crimée. Au moins 800 000 Russes de Russie les ont remplacées. Cinq ans après l’annexion de la péninsule, de nombreux habitants de Crimée se disaient déçus de la Russie, mais il est difficile et même gênant d’admettre publiquement qu'on s'est trompé ou qu'on a été manipulé. Si le destin de l'Ukraine semble être à un tournant historique, c'est déjà fait pour la Crimée. Il était prévisible que des vagues d'immigration de la part des ukrainophones criméens se déplacent vers l'ouest de l'Ukraine, alimentant ainsi les sentiments anti-russes chez les Ukrainiens de l'Ouest. En même temps, une nouvelle population russe allait s'installer sur la presqu’île de Crimée.

La «normalisation» russe : Après avoir modifié le calcul de l'heure et imposé une nouvelle monnaie (le rouble), la Russie a reconnu tous les Criméens en tant que citoyens de la fédération de Russie, sauf que l'octroi de la citoyenneté russe a entraîné des effets particulièrement négatifs pour trois groupes: ceux qui ont officiellement renoncé à la citoyenneté de la fédération de Russie, les fonctionnaires qui ont été contraints de renoncer à leur citoyenneté ukrainienne ou de perdre leur emploi, et les résidents de Crimée qui ne remplissaient pas les critères juridiques d'obtention de la citoyenneté et sont restés des étrangers ou des apatrides. Les personnes qui ont un permis de séjour et n'ont pas la citoyenneté de la fédération de Russie se voient interdire l'égalité devant la loi et sont privées de droits importants. Par exemple, elles ne peuvent pas posséder de terres agricoles, ni voter et être éligibles, ni enregistrer une communauté religieuse, ni déposer des demandes de participation à des réunions publiques, ni modifier l'enregistrement de leur voiture privée, encore moins occuper des postes dans l'administration publique. Il faut comprendre que l'octroi de la citoyenneté russe aux habitants de la Crimée peut être perçu comme un acte exigeant une totale loyauté envers les nouvelles autorités. Dans le cas contraire, les non-citoyens peuvent être considérés comme des ennemis potentiels. Évidemment, des centaines de prisonniers et de détenus ont été transférés sur le territoire de la fédération de Russie, alors que de telles pratiques sont strictement interdites par le droit international. De plus, les autorités russes ont introduit leur législation qui, comparée à la législation ukrainienne, apparaît plus restrictive relativement aux droits de l'Homme dans divers domaines de la vie. Les autorités ont également adopté un certain nombre de nouvelles lois et d'autres actes normatifs et juridiques qui ont entraîné une détérioration importante de la situation des droits de l'Homme et des libertés fondamentales en Crimée. Or, le fait que les lois de l'Ukraine ont été remplacées par celles de la fédération de Russie contrevient aux obligations imposées par le droit international qui impose le maintien de la législation en vigueur dans un «territoire occupé». Dans le processus d'octroi de la citoyenneté russe aux habitants de la péninsule, les autorités discriminent de façon systématique les citoyens non russophones ; elles créent les conditions préalables à une éventuelle expulsion de certains d'entre eux et violent leurs obligations d'«État occupant» de protéger les droits de la population civile, conformément au droit international humanitaire.

La discrimination ethnique : Les Tatars de Crimée et les Ukrainiens restent les groupes les plus vulnérables de Crimée, car ils sont victimes de discrimination menée par les autorités russes pour des motifs de nationalité et de religion. Sont remis en cause la liberté d’expression, de conscience et de religion, le droit de réunion pacifique, la liberté des médias et le droit à l’information, le droit à un procès équitable et à l’utilisation de voies de recours, le droit de recevoir un enseignement dans leur langue maternelle, ainsi que leurs compétences linguistiques et culturelles. Cela a notamment entraîné l'application arbitraire des dispositions de la législation pénale de la fédération de Russie visant à lutter contre le terrorisme, l'extrémisme et le séparatisme, qui limitent les droits de l'Homme et la possibilité d'exercer les libertés fondamentales. Les autorités de Crimée ont, pour leur part, restreint la liberté d'expression et la liberté de réunion pacifique, puis ont intimidé et harcelé ceux qui critiquaient les actions entreprises par la Russie dans la péninsule. Les autorités russes ont aussi restreint sévèrement la liberté des médias. Les chaînes de télévision ukrainiennes ont été remplacées par des chaînes de télévision russes, les médias en langue tatare de Crimée sont fermés et les journalistes sont victimes de menaces, d'intimidation et de persécution. Le bureau du procureur général de Crimée a mis en garde les principales publications ukrainiennes et tatares de Crimée quant au caractère irrecevable de la publication de documents dits «extrémistes», car elles préconisent une «politique éditoriale anti-russe», ce qui est interdit.

La Russie est considérée comme «une puissance occupante», puisqu'elle exerce un contrôle effectif sur la Crimée sans le consentement du gouvernement ukrainien et en l'absence d'un transfert légalement reconnu de la souveraineté de la Russie. Selon les normes internationales, la Russie est tenue de prendre toutes les mesures pour rétablir et assurer la sécurité publique, dans la mesure du possible, dans le respect des lois de la Crimée et de l'Ukraine, sauf en cas d'obstacles insurmontables.

Le lien physique avec le pont du détroit de Kertch : Le 18 mai 2018, le président russe, Vladimir Poutine, inaugurait le pont du détroit de Kertch, un pont de 19 km de long traversant le détroit de Kertch, entre la péninsule de Kertch en Crimée, à l'ouest, et la péninsule de Taman dans le kraï de Krasnodar en Russie, à l'est. Sans surprise, les États-Unis ont condamné cette construction considérée comme une tentative de Moscou de «consolider l’annexion illégale» de ce territoire «qui fait partie de l’Ukraine». Ce pont de trois milliards de dollars a pour but de rendre irréversible l'annexion de la Crimée à la Russie et de devenir le symbole du rattachement de facto du territoire ukrainien à cette puissance. Un autre objectif est de désenclaver le territoire annexé, car il ne saurait être question d'approvisionner la péninsule depuis l'Ukraine comme c'était le cas auparavant. Enfin, Poutine voulait ouvrir la Crimée aux touristes russes qui pourront s'y rendre plus nombreux et avec leurs véhicules, le tourisme étant considéré par les autorités russes comme l'un des axes de développement de la péninsule. Depuis le 22 février 2022, le pont sert notamment au transport d'équipements militaires russes pour l'armée combattant en Ukraine. Cependant, le 8 octobre 2022, un véhicule piégé a mis hors service le pont de Kertch, pour quelques heures seulement. Personne n'a encore revendiqué cet acte qualifié par Moscou de «terroriste». Alors que la Russie et plusieurs autres États membres des Nations unies reconnaissent la Crimée comme faisant partie de la Fédération russe, l'Ukraine considère que la Crimée fait toujours partie juridiquement de son territoire, appuyée en cela par la plupart des gouvernements étrangers, ainsi que par l'Assemblée générale des Nations unies selon la résolution n° 68/262, adoptée le 27 mars 2014. Sur les 193 États membres de l'ONU, le nouveau statut de la Crimée est reconnu par 11 d'entre eux: la Russie, la Biélorussie, l'Afghanistan, le Venezuela, la Syrie, le Soudan, la Corée du Nord, le Zimbabwe, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et le Kirghizistan. Des États non membres de l'ONU comme l'Abkhazie, l'Artsakh, la Transnistrie et l'Ossétie du Sud, tous satellites de la Russie, ont également formulé des déclarations reconnaissant la république de Crimée et la ville d'importance fédérale de Sébastopol en tant que «sujets fédéraux» de la Russie. Toutefois, la plupart des autres États du monde ne reconnaissent pas cette annexion de la Crimée par la Russie; ils considèrent que seule la république autonome de Crimée — représentée en Ukraine par un gouvernement en exil — est légitime. Cela étant dit, la Crimée fait partie de facto de la fédération de Russie depuis 2014.

La marginalisation des Ukrainiens et des Tatars : Dès le début de l'occupation, le gouvernement russe a pris des mesures extrêmes pour renforcer la suprématie ethnique russe sur la péninsule et marginaliser les communautés ukrainienne et tatare de Crimée. L'élimination de la langue ukrainienne de la quasi-totalité des programmes scolaires et la fermeture de la plupart des églises orthodoxes ukrainiennes depuis 2014 sont révélatrices de cette volonté de russification de la population. Les politiques et les actions des responsables russes et pro-russes en Crimée ont entraîné un afflux de centaines de milliers de Russes, y compris des soldats russes, du personnel civil et leurs familles. Les personnes déplacées par les combats et les privations dans l'est de l'Ukraine — où vivent de nombreux Russes — sont également venues en Crimée. Des citoyens ukrainiens de Crimée ont été enrôlés dans le service militaire obligatoire des forces armées russes, en violation du droit international. En novembre 2018, environ 12 000 Criméens avaient été incorporés dans l'armée russe. À la fin d'octobre 2014, plus de 90 % des dirigeants des sociétés appartenant au gouvernement ukrainien de Crimée ont été congédiés dans le cadre d'une campagne de lutte contre la corruption, bien qu'aucune accusation n'ait été portée contre qui que ce soit. Si les entreprises privées appartenant à des citoyens russes ont été nationalisées contre un remboursement financier, généralement très inférieur à la valeur réelle, celles qui appartenaient à des citoyens ukrainiens (PrivatBank, Ukrtelecom, etc.) ont été simplement expropriées sans aucune compensation financière. Dorénavant, l'avenir des entreprises nationalisées sera décidé par le gouvernement local sous supervision fédérale. La Russie a instauré une politique de naturalisation russe de masse pour les résidents de Crimée en 2014, en violation du droit international. Une fois la politique adoptée, les Criméens ne disposaient que de 18 jours pour refuser la citoyenneté russe. Puis ceux qui ont refusé d'obtenir la citoyenneté russe se sont vu interdire d'occuper des emplois gouvernementaux et municipaux. En juillet 2015, quelque 20 000 Criméens avaient renoncé à leur citoyenneté ukrainienne. Les citoyens ukrainiens, dont beaucoup résident depuis longtemps dans la péninsule et y ont des attaches familiales, ont été expulsés de Crimée depuis le début de l'occupation, souvent pour avoir renoncé à la citoyenneté russe.

L'Ukraine espère un jour regagner la Crimée prise de force par les Russes. À moins d'une défaite militaire de la part de la Russie, l'Ukraine n'a pas les moyens militaires pour entreprendre une telle aventure. De plus, la Crimée a été passablement russifiée en raison des transferts de populations, ce qui signifie que les Criméens russophones offriraient une résistance physique aux forces ukrainiennes. Enfin, la Crimée offre actuellement aux Russes un tel débouché maritime supplémentaire que c'est bien la dernière partie de l'Ukraine que les Russes voudraient lâcher afin de conserver leur base navale de Sébastopol.

 

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