LE PANTOUFLAGE EN FRANCE

Il existe en France un entre-soi de caste : on sort souvent du même milieu, des mêmes grandes écoles. Il y a ensuite l’entre-soi des portes tournantes entre le privé et le public, entre les cabinets de lobbying et les cabinets d’élus. 

Pantoufler, c’estPasser de la haute fonction publique au secteur privé. On le dit particulièrement des fonctionnaires qui ont fait l’École nationale d’administration (ENA) ou l’École polytechnique. La « pantoufle » est un terme d’argot de Polytechnique, qui représente les sommes perçues pendant la formation et qu’un haut fonctionnaire doit rembourser s’il quitte le privé sans avoir fait les dix ans dans le public auxquels il était engagé.

D’une manière générale, le secteur privé compte beaucoup sur la haute fonction publique pour lui fournir des cadres dirigeants. Parmi les anciens élèves de l’ENA, environ 16 à 17 % sont passés du public au privé, en moyenne. Mais il y a beaucoup de variations d’un corps d’État à un autre. Le pantouflage est particulièrement répandu parmi les énarques du prestigieux corps de l’inspection des générale des Finances (IGF).  49 % des inspecteurs des finances sont passés dans le privé ou des filiales privées de groupes publics.  En grande majorité, les départs se font en direction du secteur financier, des assurances et immobilier ainsi que des entreprises industrielles. On peut aussi appliquer le terme de pantouflage, de manière plus large, aux femmes et hommes politiques qui, au terme de leur mandat, rejoignent le privé.

Le pantouflage crée un soupçon permanent de conflit d’intérêts, qu’il soit ou non fondé. Il y a un problème de confiance dans la transparence et la rigueur des affaires de l’État. Quelle que soit l’honnêteté des personnes, elles ont participé à des réseaux, gardent des contacts, ont noué des relations.

Certains pensent que le pantouflage  permet  à l’État d’être plus efficace. Les hauts fonctionnaires d’aujourd’hui peuvent appeler d’anciens hauts fonctionnaires passés dans des banques ou une entreprise de BTP, pour discuter de la faisabilité d’un programme de développement pour une banlieue, des infrastructures, un projet d’investissement. Cela permet d’éviter la fracture entre l’État et le monde des affaires privées

Il n’est pas rare qu’un-e ancien-ne haut-e fonctionnaire se retrouve à la tête d’une entreprise du CAC40. Plus de la moitié des grands patrons français sont polytechniciens (30%) ou énarques (23%). Même dans les entreprises du CAC40 n’ayant jamais été nationalisées, on compte une présence importante d’ancien-ne-s haut-e-s fonctionnaires aux postes à responsabilité. C’est le cas à Veolia ( Vinci  ou à Vallourec ).

La finance jouant un rôle prédominant dans l’économie, les pantouflages vont bon train dans les fonds d’investissement et les banques d’affaires . Une telle expérience peut ainsi s’avérer «enrichissante», avec des rémunérations plus attractives que dans le public. Peuvent s’y ajouter des revenus supplémentaires, par exemple liés à la présence dans les conseils d’administration des entreprises du CAC40. Le pantouflage peut s’avérer payant pour celleux qui le pratiquent ; il en va de même pour les entreprises qui les recrutent. Ces dernières recherchent parfois moins des compétences qu’un carnet d’adresses bien garni au sein des services de l’Etat – un investissement qui peut permettre de faciliter l’accès à l’administration dans le cadre d’activités de lobbying, par exemple au moment de la préparation de textes de loi,  ou bien la complaisance de haut-e-s fonctionnaires qui n’oseront peut-être pas contrarier un possible employeur…

Il peut y avoir conflit d’intérêt lorsqu’un-e fonctionnaire ou un-e politique rejoint une entreprise dans un secteur dont iel était responsable, dans l’administration ou au gouvernement. 

Le pantouflage a son pendant : le «rétro-pantouflage», lorsqu’un-e cadre en poste dans le privé rejoint l’administration ou le gouvernement. Pantouflage et rétro-pantouflage rendent compte d’une circulation du personnel entre grandes entreprises et haute administration. A cette circulation s’ajoute la mobilité d’une élite, non fonctionnaire, dans les mêmes sphères. Cette porosité n’est évidemment pas sans conséquence.

La présence de «camarades» issu-e-s du même corps d’Etat, dans la haute administration comme dans les entreprises, les réseaux resserrés de cette élite dirigeante peuvent quant à eux donner lieu à de bien étranges manières d’attribuer les torts en cas de scandale. Force est de constater que le jeu de chaises musicales qui a cours entre l’administration et les grandes entreprises pose un problème majeur du point de vue de l’intérêt général. Il contribue à construire une communauté d’intérêts entre ces deux mondes. Celle-ci est renforcée par l’appartenance à des grands corps d’Etat qui fonctionnent comme des réseaux très cohésifs. En définitive se constitue une véritable aristocratie au cœur du champ du pouvoir. Informer sur le pantouflage est nécessaire ; c’est une forme élémentaire de contrôle citoyen sur cette « élite », entre politique, administration et économie, qui dispose de moyens considérables pour faire prévaloir ses intérêts.

Complément d’information

En 2017, la commission des lois de l’Assemblée nationale a décidé de créer une mission d’information sur la déontologie des fonctionnaires et l’encadrement des conflits d’intérêts. Son rapport considère notamment que l'encadrement des départs d'agents publics vers le secteur privé ("pantouflage") reste "inabouti". Pour chaque départ, la Commission de déontologie doit rendre un avis (quelque 3.500 en 2016), de manière obligatoire et systématique depuis la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie des fonctionnaires. Elle peut estimer que le projet professionnel de l'agent est "compatible" ou non avec son ancienne fonction, ou bien "compatible sous réserves", et y pose alors des conditions (pas de contact avec l'ancien service.).

Les députés se disent "particulièrement surpris" de constater qu'aucun suivi de ces avis n'est effectué. Ils proposent que la Commission en fasse le contrôle, via un formulaire annuel, auquel une non-réponse pourrait entraîner des sanctions. Ses moyens devraient être renforcés pour cette nouvelle mission. Ils souhaitent également que tous les avis de la Commission de déontologie soient rendus publics, afin notamment que les anciens et nouveaux collègues de l'agent aient connaissance des restrictions auxquelles il est soumis. En 2016, un peu moins de 200 fonctionnaires de Bercy sont passés dans le privé, pour quelque 157.000 agents qui en dépendent au total. Certains corps sont sur-représentés, comme celui de l'Inspection générale des finances. 

Réprimée par le code pénal, la prise illégale d'intérêts commise par un agent public n'a quant à elle été sanctionnée qu'une quinzaine de fois au cours des 20 dernières années - soit grâce à l'efficacité des contrôles, soit parce que ceux-ci manquent pour la déceler, note sobrement le rapport.

Le rapport préconise également de donner à la Commission de déontologie le statut d'autorité administrative indépendante, au même titre que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), chargée du contrôle des élus et de leurs collaborateurs. Il recommande en outre de fusionner les deux instances - en maintenant deux collèges distincts - afin d'assurer une meilleure cohérence des dispositifs.

Par ailleurs, d'autres propositions touchent plus directement l'ensemble des fonctionnaires, comme la systématisation de l'entretien déontologique avec le responsable hiérarchique à chaque prise de poste. Une disposition qui existe déjà dans certaines administrations, comme au Conseil d'Etat ou à la Cour des comptes. 

Les principales propositions de la mission d’information

Améliorer le suivi statistique

  • Etoffer l’appareil statistique en matière de connaissance des allers-retours des agents publics avec le secteur privé. (Proposition n° 1).

Mieux former pour mieux prévenir

  • Renforcer les modules de formation continue dans le domaine de la déontologie au sein des trois versants de la fonction publique (Etat, territoriale et hospitalière), en utilisant à cette fin le compte de formation des fonctionnaires prévu par le décret n° 2017-928 du 6 mai 2017 et en vérifiant l’acquisition de connaissances minimales dans le cadre de leur bilan de compétences (proposition n° 2) ;
  • Rendre obligatoire une formation initiale pour les référents déontologues (proposition n° 4) ;
  • A la prise d’un poste, systématiser l’entretien déontologique avec le responsable hiérarchique. Le renouveler chaque année lors de l’entretien d’évaluation (proposition n° 10). 

Diffuser une culture déontologique

  • Diffuser une charte de la déontologie de l’agent public synthétisant en langage courant, illustrés par quelques cas-types, les obligations attachées au statut (proposition n° 7) ;
  • Créer une plateforme d’échanges pour les référents déontologues de toutes les fonctions publiques animée par la HATV et la commission de dontologie (proposition n°5) ;
  • Impliquer davantage les associations d’anciens élèves fonctionnaires, ainsi que les syndicats regroupant les agents publics, dans la diffusion d’une culture déontologique et la remontée d’informations en ce domaine (proposition n° 3).

Développer la transparence et les contrôles

  • Dans le respect de la vie privée des agents, rendre publics les avis de la commission de déontologie (proposition n° 8) ;
  • Contrôler dans la durée le respect des réserves émises par la commission de déontologie, au travers d’une interrogation annuelle des personnes concernées et de leurs employeurs par la commission. L’absence de réponse à cette demande serait passible de sanctions administratives et pénales et entraînerait la saisine du parquet par la commission de déontologie (proposition n° 9) ;
  • Prévoir un avis de la commission de déontologie préalable à la nomination à une fonction d’autorité d’un agent revenant dans la fonction publique après une expérience dans le secteur privé (proposition n° 11) ;
  • Harmoniser et clarifier les modes de calcul de la ‘pantoufle’ (proposition n° 13) ;
  • Systématiser la demande de remboursement de la ‘pantoufle’ et assurer un suivi de ces demandes pour toutes les fonctions publiques (proposition n° 12) ;
  • Revenir sur l’article 1er du décret n° 2017-867 du 8 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts (proposition n° 6).

Renforcer les moyens des organes de contrôle

  • Renforcer les moyens humains de la commission de déontologie de la fonction publique (proposition n°14) ;
  • Assurer une totale indépendance de la commission de déontologie en lui donnant le statut d’autorité administrative indépendante et en la fusionnant avec la HATV, avec deux collèges distincts (proposition n°15) ;
  • Attribuer à la nouvelle autorité chargée de la déontologie des fonctionnaires les pouvoirs d’injonction de la HATV, l’absence de réponse à ces injonctions constituant une infraction pénale (proposition n° 16).

 

 

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